CORONAVIRUS Claude Quétel Figaro

lundi 17 mai 2021

CORONAVIRUS : Épidémie, grippe espagnole et COVID 19

22 mars 2020
Coronavirus : « Il y a de grandes similitudes avec l’épidémie de grippe espagnole »
Pour l’historien Claude Quétel, directeur de recherche honoraire au CNRS, le parallèle s’impose avec la pandémie qui frappa massivement l’Europe et le monde entre 1918 et 1919.

LE FIGARO MAGAZINE - Au cours de son histoire, la France a été touchée par de nombreuses épidémies. Quelles ont été les plus meurtrières ?

Claude QUÉTEL - La France a été frappée plusieurs fois au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime par la peste.
La première, dite la Peste noire, qui a déferlé sur notre pays entre 1347 et 1352, a tué 7 des 17 millions d’habitants qu’elle comptait à l’époque.
La peste de 1720, à Marseille, a emporté 30.000 des 90.000 habitants de la ville et tué 100.000 personnes au total dans le Languedoc et la Provence.
Le choléra s’est invité deux fois, en 1832 et 1854, faisant plus de 100.000 morts en 1832 et 143.000 morts sur l’ensemble du territoire en 1854.

Citons aussi la variole endémique, chronique de l’Antiquité jusqu’à l’éradication de son virus en 1977, grâce au vaccin obligatoire. La syphilis aussi a fait des ravages à son apparition à l’extrême fin du XVe siècle et le sida continue à peser lourdement sur notre système de santé. Si son virus ne tue plus sur notre sol, c’est au prix d’une lourde thérapie médicamenteuse. Mais si une épidémie particulière doit retenir notre attention au regard de la période difficile que nous traversons avec le coronavirus Covid-19, c’est bien la grippe espagnole.

Comment démarre cette épidémie ?

Tout débute aux États-Unis à la fin de la Grande Guerre dans le camp de Fuston, dans le Kansas, où ont été entassées 56 000 recrues sur le point d’être envoyées sur le front en Europe. Les premiers cas de grippe y surviennent en mars. On dénombre 1 100 contaminations dont 237 avec des complications pulmonaires. Très vite, d’autres camps sont atteints, ainsi que la population alentour et les grands ports d’embarquement. À partir d’avril 1918, la grippe débarque en France avec les doughboys avant de se propager rapidement au front. En juin juillet, 10 % des soldats britanniques (200 000) sont contaminés.

Il en va de même chez les Allemands, au point que Ludendorff en fera plus tard l’une des causes de l’échec de ses offensives de printemps. Les épisodes sont cependant bénins et de courte durée, avec très peu de décès. Les soldats français parlent alors de la « fièvre de trois jours ». Mais d’avril à juin, le virus gagne la population civile de toute l’Europe. Toujours considérée comme bénigne, cette nouvelle grippe se distingue par l’extraordinaire rapidité de sa contagion et le fait qu’elle touche principalement (40 %) les 20/35 ans. Toutefois, elle semble disparaître au milieu de l’été. Soumise à la censure, la presse française est alors tout sauf alarmiste et reste très évasive sur cette nouvelle maladie. Les journaux parlent plutôt de la grippe chez les voisins. Au point qu’elle va devenir « espagnole » en référence au roi d’Espagne, Alphonse XIII, qui en est sérieusement atteint.

Vue de l’Hexagone, la grippe ne tue pas les Français mais plutôt les Allemands : « Nos troupes y résistent merveilleusement. Mais de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés », assure Le Matin du 6 juillet. Pourtant, à l’été 1918, l’épidémie trouve son second souffle. On parle désormais de « grippe maligne » car elle tue de plus en plus, au front, comme dans les villes et les villages. Aux États-Unis, l’inconséquence règne, comme à Philadelphie où la municipalité refuse d’annuler la grande parade prévue le 28 septembre en faveur de l’effort de guerre. L’argument opposé aux « alarmistes » est qu’il ne faut pas provoquer de mouvement de panique dans la population. Ainsi, des centaines de milliers de personnes se précipitent pour voir passer le défilé. Deux jours plus tard, les hôpitaux sont débordés. De 117 morts le 1er octobre, on passe à 2 635 le 12 et à 4 597 le 19. À l’exception des bars, tous les lieux publics ont été fermés et les rassemblements ont été interdits. Trop tard. En seulement quinze jours, le pays est au bord du chaos, avec un taux de mortalité multiplié par dix.

Et en Europe ?
L’Europe aussi est touchée de plein fouet. Entre septembre et novembre 1918, 32 000 soldats américains du corps expéditionnaire décèdent de la grippe. Il en va de même chez les Poilus, les Tommies… et les Allemands. La promiscuité des tranchées fait des ravages : 402 000 cas de grippe vont être recensés par les services de santé, dont 30 382 décès. À présent, toute la France est malade. À Marseille, le nombre des décès a bondi à 2 545 en octobre 1918 (contre 852 en octobre 1917). Paris enregistre un pic de 4 574 décès (10 % des grippés). Dans les hôpitaux et les hospices, les décès atteignent des sommets jusqu’alors jamais atteints depuis le Moyen Âge. Les morts encombrent les morgues et l’on manque de cercueils. À Lyon, les convois funéraires sont supprimés et les cérémonies religieuses se font directement dans les cimetières.
Comment expliquer l’absence de réaction des autorités ?
Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Pour beaucoup, la grippe reste une maladie banale et ne pèse pas grand-chose par rapport au choc et à la sidération provoqués par les morts et les innombrables blessés de la Grande Guerre. Ce n’est que sporadiquement que les autorités ferment les écoles ou les salles de spectacle. À aucun moment, les transports en commun, principaux vecteurs de la contagion, ne sont interrompus.

Il n’est pas question non plus de fermer les usines ni d’ailleurs les cafés. C’est à peine si l’on remarque la mort d’Apollinaire à son domicile du boulevard Saint-Germain, le 9 novembre 1918, ou celle d’Edmond Rostand le 2 décembre. Les mesures prises pour lutter contre la propagation ont été quasi inexistantes. On a attendu que cela passe. Tout simplement. Peu à peu, la presse finit par en faire plus, mais sans prendre véritablement la mesure de l’ampleur de la catastrophe en cours. Elle se contente le plus souvent de donner des conseils évidents de prophylaxie individuelle et collective : se laver les mains, éviter les lieux publics, isoler les malades ou… boire des grogs au rhum.

Pourtant la contamination ne s’arrête pas…

Eh non ! En novembre, en France, la grippe amorce une relative décroissance, ce qui, conjugué à l’armistice du 11 novembre, fait crier à la victoire : « La grippe est en déroute ainsi que les Boches », proclame Le Journal du 13 novembre. Même le corps médical ne cesse de répéter que ce n’est qu’une simple « grippe maligne à forme pulmonaire ». De plus, comme l’a rappelé l’Académie de médecine, « il ne s’agit ni de choléra, ni de peste, ni de typhus ». En Espagne, pourtant, le ministre de l’Intérieur ne cesse de s’alarmer de « la gravité de l’épidémie régnante ». Car la grippe espagnole poursuit sans relâche son tour du monde. Le 16 novembre 1918, le paquebot Navua, venant de San Francisco, accoste à Papeete avec des grippés à bord. Marins et Tahitiens fêtent la victoire. En moins de 24 heures, la moitié de l’île a la grippe. On va déplorer près de 1 000 morts pour 5 000 habitants. La même histoire se répète lorsque Le Talune accoste sur l’une des îles Samoa. Un cinquième de la population succombe à la grippe. Par les voies maritimes, la grippe espagnole débarque en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. Ensuite, elle suit le chemin de fer ou remonte les fleuves. À la fin de janvier 1919, elle a pratiquement contaminé toute la planète.

Quel est le bilan de cette épidémie ?

Le continent africain va compter entre 1,9 et 2,3 millions de morts (principalement dans l’Afrique subsaharienne).
L’Amérique latine est moins touchée, avec une fourchette de 766 000 à 966 000 morts, principalement au Mexique.
L’Asie, en revanche, fait figure de martyr : 350.000 morts au Japon, 1,5 million en Indonésie et entre 4 et 9,5 millions en Chine. En Inde, la grippe provoque 12,5 à 20 millions de morts.

- En Alaska, les populations eskimos sont ravagées, avec des taux de mortalité grimpant jusqu’à 85 %. Les survivants, souvent des enfants, meurent à leur tour de faim et de froid.
Le Canada enregistre 50 000 morts.
Au total, 30 à 40 % de la population américaine a été atteinte avec 550 000 morts, soit cinq fois les pertes militaires américaines de la Grande Guerre.
En Russie, on ne peut qu’estimer le nombre : 450 000 a minima.
En France, on dénombre 240 000 morts, dont 30.000 à Paris, insouciante pendant l’épidémie.
220 000 morts au Royaume-Uni.
300.000 en Allemagne-Autriche.
325.000 en Italie…

Quant à l’Espagne, elle ne déplore « que » 120 000 morts. Non belligérante, elle a sans doute fait face à moins de mouvements de population. Le total mondial des victimes oscille entre 24,7 et 39,3 millions. Un nombre effroyable, minoré dans les esprits par celui des morts de la Grande Guerre. Par ailleurs, on a longtemps laissé entendre que la grippe espagnole avait surtout emporté une population fragilisée par la guerre. Mais c’est totalement faux puisqu’elle a frappé sur tous les continents.

Jusqu’où pouvez-vous comparer l’épidémie de la grippe espagnole avec celle que nous vivons aujourd’hui ?

À mes yeux, le parallèle entre la grippe espagnole de 1918 et le coronavirus de 2020 mérite d’être établi, mais j’espère que nous n’allons pas en arriver aux mêmes effets qu’à l’époque. Ce qui saute aux yeux, c’est la grande similitude des symptômes, la très haute contagion ainsi que la létalité du virus.

Comme avec la grippe espagnole, ce n’est pas le coronavirus à proprement parler qui tue, mais les complications pulmonaires qu’il semble provoquer principalement. A contrario cependant, la grippe espagnole a touché toutes les classes d’âge, dont beaucoup de jeunes adultes. Ce qui, au regard des dernières informations connues, reste à établir aujourd’hui. Autre élément : même si le temps nous dira peut-être qu’elles ont trop tardé ou que maintenir les élections municipales était une erreur, les autorités françaises ont pris beaucoup plus rapidement qu’à l’époque la décision difficile de fermer les commerces non essentiels, les restaurants, les cafés, etc. Au risque de provoquer une crise économique sans précédent. Cela me rappelle Le Neuvième Jour, un roman prémonitoire paru en 1994 et un peu oublié d’Hervé Bazin, qui raconte la fermeture des écoles, des commerces, des lieux de culte… face à l’arrivée d’une maladie terrifiante que l’écrivain a baptisée la « surgrippe ».

Jusqu’ici, pour voir une telle mobilisation, il faut remonter à la peste de 1720 à Marseille et à la construction sur ordre du roi d’un mur, « le mur de la peste ». Gardé par des soldats ayant reçu l’ordre de tirer à vue sur tous ceux qui tentaient de le franchir, dans un sens ou dans l’autre, il a isolé la Provence du reste du royaume. Dans l’espoir de stopper la contagion, le roi avait décidé d’arrêter la circulation des personnes et des biens. Une mesure radicale et très efficace en l’absence de médicaments radicaux, certes plus facile à mettre en place au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui où nous nous déplaçons en voiture, en train, en transports en commun et surtout en avion, principaux vecteurs des maladies de notre époque.
Paradoxalement, aujourd’hui, personne n’a peur de la grippe qui tue pourtant près de 10 000 personnes par an dans notre pays. Il est vrai que ce virus date de l’époque de Néandertal et qu’en dépit de ses constantes mutations, l’homme s’est habitué à lui. Toutes les grandes épidémies fonctionnent un peu de la même façon. Quand un microbe, un bacille ou un nouveau virus apparaît, il tue énormément et très vite. La syphilis, par exemple, a tué un grand nombre de gens mais pendant vingt ans. Pas plus. Un ennemi vous frappe d’autant plus fort qu’on ne le connaît pas. Le schéma qui déterminait que le virus de la grippe espagnole perdait en vivacité avec les beaux jours n’a pas fonctionné. Impossible à ce jour de savoir ce qu’il en sera avec ce nouveau tueur qu’est le Covid-19. Les virus sont comme les volcans jamais vraiment éteints.
L’homme, peut-être la créature la plus malfaisante de la création, a trouvé plus malfaisant que lui avec les quelque 200 virus hautement pathogènes qui nous affligent.

Quelles conséquences sur la vie et les habitudes des Français eu égard aux précédentes épidémies ?

La vie économique et sociale ne s’est pas arrêtée avec la grippe espagnole à Paris et dans les grandes villes. À la différence d’aujourd’hui, les médias ne rendaient pas compte journellement, et même heure par heure, de l’épidémie – d’où une relative insouciance s’ajoutant au vieux fond chrétien de fatalisme qui a fait notamment de la peste le fléau de Dieu.

Notre société contemporaine est d’une grande fragilité émotionnelle et psychologique, plus hédoniste, plus individualiste qu’à d’autres périodes de notre histoire. Et quand il arrive un malheur comme celui qui nous frappe à présent avec le coronavirus, il me semble que l’on passe brutalement d’un excès à l’autre, passant d’une extrême légèreté à un affolement débridé. D’autant plus débridé qu’il n’y a plus le gilet de sauvetage de la religion. Ce qui aussi est très nouveau par rapport à ce qui s’est passé pendant la plupart des grandes épidémies qui nous ont foudroyés.

Propos de Claude QUETEL
Directeur de recherche honoraire au CNRS
recueillis par Cyril HOFSTEIN (figaro magazine)
Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Article de Claude QUETEL du CNRS